Laura Sanchez est la personne qui, inlassablement, vous concocte le plus beau des TRIMs. Elle a rejoint l’équipe du Grütli il y a 2 ans maintenant, un peu par hasard, un peu par intuition (comme elle le dit si bien) et je découvre lors de cet interview que nous partageons, à quelques années de distance, deux moments essentiels dans nos parcours : la librairie et tout ce qu’elle a amené dans nos vies et la découverte d’un théâtre fou, drôle, percutant, celui d’Oscar Gómez Mata.
Il ne m’en fallait pas plus pour laisser tourner l’enregistreur et écouter Laura, d’où elle vient, ce qu’elle a fait, ce qu’elle fait aujourd’hui.
De la Vallée de Joux à Genève, en passant par Yverdon
J’ai grandi à la Vallée de Joux, dans un milieu modeste mais privilégié. C’était une vie très autonome, une vie où, enfants, nous partions jouer dans les jardins jusqu’à ce que nos mamans nous rappellent pour rentrer à la maison. J’ai un père qui est un déraciné, arrivé en Suisse d’Espagne à 15 ans, une maman très ouverte sur le monde. La voie pour les filles qui voulaient rester à la Vallée de Joux, c’était employée de commerce. Mais je ne trouvais pas ça très inspirant, alors j’ai choisi la voie du gymnase, ce qui signifie quitter la Vallée pour aller à Yverdon.
Ensuite, pas très convaincue par un cursus universitaire, j’ai beaucoup tâtonné – mes parents, merci à eux, m’ont accompagnée dans ce tâtonnement – et l’année de mes 20 ans, j’ai commencé un apprentissage en librairie, directement à Genève, à la Librairie du Boulevard.
Laura, les livres et la radio
J’ai baigné dans les livres avant de savoir lire. À 4-5 ans, je faisais semblant de lire, c’était un Oui-Oui, je regardais tous ces signes sans rien comprendre. Je trouvais ça un peu magique, je sentais qu’il y avait un enjeu autour de cet objet.
Après 3 ans d’apprentissage, je suis entrée dans le collectif du Boulevard, à l’essai, avec à moyen terme le projet de partir en Espagne un moment pour me remettre dans cette langue, cette culture qui sont celles de mon père. Au bout d’une année dans le collectif, je suis partie à León, dans le nord de l’Espagne. Je travaillais dans une école qui enseignait les métiers d’art et qui publiait des manuels en liens avec ces métiers en voie de disparition. Riche de cette expérience, je suis revenue à Genève et ai retrouvé une place au Boulevard.
Libraire, c’est un boulot génial, il m’a profondément nourrie. C’est un domaine qui a tellement évolué, en tension et en connexion permanente avec la société, autant dans le contenu que dans la forme. En une journée, les tâches peuvent être des plus triviales jusqu’au moment où tu conseilles ton autrice préférée. Toutes ces strates activent des zones différentes du cerveau ! Être en contact avec les gens et les livres toute la journée, c’est ce que je préférais. Je crois que même si tu n’exerces plus ce métier, tu restes libraire jusqu’à la fin de tes jours.
En parallèle, j’ai participé à l’émission de radio La Librairie Francophone et j’ai adoré faire ça ! J’ai grandi avec la radio, ma mère écoutait la 1ère en permanence. J’ai développé une espèce de fascination pour ce monde de voix. C’était le rêve de ma vie de faire de la radio. Mais c’était aussi méga dur d’entrer dans un système professionnel si éloigné de moi, avec un rythme de travail très intense et le fonctionnement hyperhiérarchique de Radio France. Il y avait les livres imposés, qu’il fallait lire dans des temps très courts, les livres à proposer, selon des critères très précis… Mais cela m’a fait découvrir la littérature francophone, des autrices extraordinaires du continent africain, du Québec, d’Haïti.
Laura, le théâtre et le Grütli
J’ai fait du théâtre à la Vallée de Joux, encore au début de mon apprentissage, je rentrais le week-end pour rejoindre la compagnie Octopus, un groupe de théâtre amateur pour les jeunes. On avait monté, par exemple, Ils s’aiment de Palmade & Robin… au début je jouais puis j’ai aussi mis en scène. Quand je suis arrivée à Genève, je ne connaissais pas du tout la ville, je me suis installée dans un petit appartement meublé à la rue du Village-Suisse ; les cours étaient à Lausanne et au début j’étais assez seule, je ne connaissais personne. Alors, je suis beaucoup allée au théâtre et au cinéma.
Un jour, au Théâtre Saint-Gervais, j’ai vu Boucher espagnol de la Cie L’Alakran et ça m’a explosé le cerveau : « on peut faire tout ça sur une scène de théâtre ! », je me souviens de ce que ça m’a fait à l’intérieur. Ce qui m’a aussi touché, c’était le rapport à la langue espagnole, le fait qu’on puisse l’utiliser sur une scène, ici en Suisse. Je suis beaucoup allée au Cinélux, à la Comédie, et ça m’a permis de m’intégrer dans le paysage culturel genevois d’une autre manière. J’y allais seule et sans rien connaître, sans préjugés. Mon réseau amical ne s’est pas forcément agrandi, mais mon espace mental oui, j’avais besoin de ça, j’étais très affamée de choses…
Mon arrivée au Grütli a été une aubaine, j’étais contente de m’éloigner du monde des livres, tout en restant dans la culture, j’en avais besoin. Et d’être une petite main dans quelque chose de plus grand, au service de l’art, c’est quelque chose qui me convient.
Mon travail ici est à la fois très naturel et aussi très « martien ». Un travail de fourmi que j’adore, de la souplesse qui permet de se reposer des questions, un cadre sécurisant et bienveillant. Ici j’ai trouvé le bon équilibre entre challenge et sécurité, deux facettes dont j’ai besoin dans ma vie professionnelle.
Pour mon job de rédactrice, j’aime le fait d’être en lien avec un peu tout le monde dans l’équipe et chaque équipe artistique qui passe par le Grütli. Le lien avec la création dans ce contexte privilégié, la collaboration, ça correspond profondément à mes valeurs.
Il y a beaucoup de spectacles que j’ai aimés ici, je ne saurais pas lequel choisir. Il y a La 7G qui m’a bluffée pour sa forme très radicale, mais aussi Montrer les dents qui m’a beaucoup touchée, parce qu’on ressent à quel point Fanny Brunet s’est exposée, comment elle a tenu ça avec beaucoup de force.
El Conde de Torrefiel, c’est une énorme découverte pour moi, un peu comme avec L’Alakran à l’époque, cette sorcellerie de l’art vivant : à un moment donné, tu ne comprends pas très bien ce qu’on te raconte, mais tu vis un moment très spécial que tu n’aurais pas pu vivre ailleurs. C’est le « ici et maintenant », avec des gens qui ont des trucs à te dire, qui choisissent des formes folles… tout en étant dans l’émotion, le rire, le sensoriel, le sensuel.
De par mon parcours, je fais un petit complexe (rires) et je suis toujours séduite par ces gens qui arrivent à être en même temps dans la déconnade et dans l’hyper intello, c’est une porte d’entrée qui me réconforte et qui m’ouvre l’esprit.
Barbara Giongo